Dans un monde où notre existence se dédouble entre réel et virtuel, la question de la succession numérique devient incontournable. En France, plus de 85% des citoyens possèdent désormais une identité digitale substantielle, constituée de comptes en ligne, d’actifs cryptographiques et de données personnelles. Pourtant, selon l’étude Ipsos-Digital Legacy 2024, moins de 12% ont pris des dispositions concernant leur patrimoine numérique. Le cadre juridique français, notamment avec la loi République Numérique et le RGPD, offre désormais des outils spécifiques pour organiser cette transmission. Face à cette mutation patrimoniale, comprendre les mécanismes de protection de notre héritage digital devient une nécessité pratique et juridique.
Le cadre juridique français et européen en matière de succession numérique
La succession numérique s’inscrit dans un paysage juridique en constante évolution. Depuis la loi pour une République Numérique de 2016, le législateur français a reconnu l’existence d’un droit spécifique concernant le devenir des données personnelles après le décès. L’article 40-1 de la loi Informatique et Libertés permet désormais à toute personne de définir des directives relatives à la conservation, à l’effacement et à la communication de ses données à caractère personnel après son décès.
Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) complète ce dispositif au niveau européen, mais présente une lacune significative : il ne s’applique qu’aux personnes vivantes. Cette situation a été partiellement corrigée par l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 12 mars 2023 (affaire C-687/21) qui reconnaît aux héritiers un droit d’accès limité aux données numériques du défunt lorsqu’elles présentent un intérêt successoral avéré.
En 2025, le droit français s’est enrichi avec la loi du 15 janvier 2024 relative à la transmission du patrimoine numérique, qui établit une distinction juridique claire entre les données à caractère personnel, les contenus numériques et les actifs numériques. Cette classification tripartite répond à une réalité technique et permet d’appliquer des régimes juridiques distincts :
- Les données personnelles restent soumises aux directives prévues par la loi Informatique et Libertés
- Les contenus numériques (photos, vidéos, documents) font l’objet d’une transmission successorale classique
- Les actifs numériques (cryptomonnaies, NFT) sont désormais explicitement intégrés dans la masse successorale
Le Code civil a été modifié pour inclure explicitement les biens numériques dans l’article 516, reconnaissant leur nature patrimoniale. Cette évolution juridique majeure s’accompagne de l’émergence d’une jurisprudence spécifique, comme l’illustre l’arrêt de la Cour de cassation du 27 septembre 2023 qui a reconnu la valeur patrimoniale d’une collection de NFT dans le cadre d’une succession.
Les enjeux spécifiques des actifs cryptographiques dans la succession
Les actifs cryptographiques représentent un défi juridique et technique sans précédent dans l’histoire du droit successoral. Contrairement aux avoirs bancaires traditionnels, les cryptomonnaies et tokens non fongibles (NFT) reposent sur des systèmes de clés cryptographiques privées dont la perte rend les actifs irrécupérables. Selon une étude de Chainalysis, près de 20% des Bitcoin en circulation seraient définitivement perdus, représentant une valeur de plus de 140 milliards d’euros en 2024.
Le droit français a progressivement intégré ces nouveaux actifs dans son corpus juridique. L’ordonnance du 8 décembre 2023 relative aux actifs numériques a clarifié leur statut fiscal et successoral. Ces actifs sont désormais soumis aux droits de succession classiques, avec une spécificité : leur valorisation s’effectue au jour du décès selon des modalités précisées par décret. La volatilité intrinsèque de ces actifs peut créer des situations complexes où la valeur déclarée diffère significativement de la valeur réalisable au moment de la liquidation de la succession.
La transmission sécurisée des clés privées constitue le nœud gordien de cette problématique. Plusieurs solutions juridiques et techniques ont émergé :
Le mandat posthume cryptographique, innovation juridique française, permet de désigner un mandataire qui aura pour mission spécifique de récupérer et gérer les actifs cryptographiques après le décès. Ce mandat doit respecter les formalités de l’article 812 du Code civil et peut prévoir des instructions précises quant à la conversion ou distribution des actifs.
Les protocoles de récupération décentralisés comme Shamir’s Secret Sharing permettent de fractionner les clés privées entre plusieurs personnes de confiance, nécessitant leur collaboration pour reconstituer l’accès. Cette approche technique peut être juridiquement encadrée par un mandat conventionnel ou testamentaire.
Les contrats intelligents successoraux (smart contracts) programment automatiquement le transfert d’actifs cryptographiques sous certaines conditions vérifiables par la blockchain, comme l’absence d’activité prolongée ou la publication d’un certificat de décès numérique. La validité juridique de ces dispositifs a été confirmée par la jurisprudence Tribunal de commerce de Paris du 11 avril 2023, qui a reconnu l’exécution d’un smart contract comme moyen légal de transmission d’actifs numériques.
La protection des données personnelles post-mortem
La protection posthume des données personnelles constitue un enjeu juridique distinct de la transmission patrimoniale. Le droit français, particulièrement novateur en ce domaine, reconnaît depuis 2016 la possibilité d’exercer un contrôle sur ses données après la mort. Ce droit à l’autodétermination informationnelle posthume s’exerce par le biais de directives générales ou particulières.
Les directives générales, enregistrées auprès d’un tiers de confiance numérique certifié par la CNIL, concernent l’ensemble des données personnelles. Depuis janvier 2025, la France compte huit organismes agréés pour recevoir ces directives, dont le service public numérique France Connect+ qui propose cette fonctionnalité gratuitement. Ces directives peuvent être modifiées ou révoquées à tout moment et désignent une personne chargée de leur exécution.
Les directives particulières sont adressées directement aux responsables de traitement spécifiques (réseaux sociaux, fournisseurs de services en ligne) et concernent uniquement les données qu’ils détiennent. Facebook, Google et Apple proposent désormais des options de legs numériques conformes au droit français, permettant soit la suppression automatique des comptes, soit leur transformation en pages mémorielles, soit la transmission de certains contenus à des personnes désignées.
En l’absence de directives, la jurisprudence française a défini un régime subsidiaire équilibré. L’arrêt de la Cour de cassation du 15 mars 2023 a établi que les héritiers peuvent accéder aux données numériques du défunt dans trois cas précis :
Pour l’établissement et la défense de droits successoraux, comme l’accès aux comptes bancaires en ligne ou aux justificatifs de propriété numériques. Pour des motifs familiaux prépondérants, notamment l’accès à des photographies familiales ou documents personnels présentant un intérêt affectif manifeste. Pour la connaissance des origines personnelles du défunt, particulièrement dans les cas d’adoption ou de procréation médicalement assistée.
Cette jurisprudence a été codifiée dans l’article 85-1 de la loi Informatique et Libertés par la réforme du 15 janvier 2024, créant ainsi un véritable droit d’accès posthume encadré. Ce droit permet aux héritiers de demander la communication des données, sans pour autant leur conférer la possibilité de les modifier ou de les supprimer, préservant ainsi l’intégrité de la volonté du défunt quant à son identité numérique.
Les outils pratiques pour organiser sa succession numérique
Face à la complexité croissante de notre empreinte numérique, plusieurs solutions pratiques se sont développées pour faciliter l’organisation de sa succession digitale. Le testament numérique, dans sa forme juridiquement reconnue en France, peut prendre plusieurs formes complémentaires.
Le testament authentique numérique, innovation notariale depuis le décret du 20 novembre 2023, permet de consigner ses volontés concernant son patrimoine digital devant notaire avec une signature électronique qualifiée. Ce document bénéficie d’une force probante maximale et peut être enregistré dans le Fichier Central des Dispositions de Dernières Volontés (FCDDV), désormais consultable en ligne par les notaires. Son coût moyen de 250€ reste accessible pour sécuriser des actifs numériques substantiels.
Les coffres-forts numériques certifiés constituent un complément technique indispensable. Ces services, comme DigiSafe ou CyberVault (conformes à la norme NF Z42-020), permettent de stocker en toute sécurité les informations d’accès à vos comptes, vos clés cryptographiques et vos documents numériques importants. Ils intègrent désormais des protocoles de transmission conditionnelle qui déclenchent le partage d’informations avec les personnes désignées après vérification du décès via le service COMEDEC (COMmunication Électronique des Données d’État Civil).
Les inventaires numériques constituent un préalable indispensable à toute stratégie de succession digitale. Ces documents recensent l’ensemble des actifs et présences en ligne, depuis les comptes de réseaux sociaux jusqu’aux abonnements numériques, en passant par les domaines internet et les portefeuilles de cryptomonnaies. Plusieurs applications comme Legacy Locker ou Afterdata permettent de générer et maintenir à jour ces inventaires, avec des fonctionnalités de détection automatique de comptes associés à votre adresse email.
Les mandats numériques posthumes constituent une solution juridique flexible. Contrairement au mandat posthume classique qui nécessite un acte notarié, le mandat numérique peut être établi sous seing privé pour confier la gestion de certains aspects spécifiques de votre présence en ligne. Sa validité juridique a été confirmée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 avril 2023, qui a reconnu l’opposabilité d’un tel mandat concernant la gestion d’une chaîne YouTube monétisée après le décès de son créateur.
Pour les entrepreneurs et créateurs de contenu, les licences posthumes permettent de définir précisément les conditions d’utilisation de vos créations numériques après votre disparition. Ces licences, compatibles avec le droit d’auteur français, peuvent être intégrées à votre testament ou établies comme documents indépendants, spécifiant les conditions de reproduction, d’attribution et d’exploitation commerciale de vos œuvres numériques.
L’avènement d’un nouveau métier : le conseiller en succession numérique
La complexification de notre existence numérique a fait émerger une nouvelle profession à l’intersection du droit, de la technologie et de la gestion patrimoniale : le conseiller en succession numérique. Cette spécialisation, reconnue depuis l’arrêté ministériel du 12 septembre 2023, s’inscrit dans le cadre réglementé des conseillers en gestion de patrimoine avec une certification spécifique délivrée conjointement par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et la CNIL.
Le conseiller en succession numérique réalise un audit complet de l’empreinte digitale de son client, identifiant les actifs numériques, les présences en ligne et les données personnelles disséminées sur internet. Cette cartographie exhaustive permet d’élaborer une stratégie de transmission adaptée aux spécificités du patrimoine numérique et aux souhaits du client. Selon une étude du cabinet Deloitte, cette profession compte déjà plus de 300 praticiens certifiés en France en 2025.
Sa mission s’articule autour de trois axes principaux :
La valorisation du patrimoine numérique, notamment pour les créateurs de contenu, influenceurs et entrepreneurs du web dont la valeur des actifs immatériels (audience, droits d’auteur, propriété intellectuelle numérique) nécessite une expertise spécifique. L’estimation de ces actifs incorporels suit désormais une méthodologie standardisée publiée par l’Ordre des Experts-Comptables en janvier 2024.
La sécurisation technique des accès et informations critiques, en collaboration avec des experts en cybersécurité. Cette dimension comprend l’implémentation de protocoles de récupération d’urgence, la création de systèmes de sauvegarde redondants et l’établissement de procédures de vérification d’identité pour les héritiers numériques.
L’optimisation fiscale et juridique de la transmission numérique, en tenant compte des spécificités des actifs numériques. Cette expertise devient particulièrement pertinente pour les détenteurs d’actifs cryptographiques ou de NFT dont la qualification juridique et le traitement fiscal présentent des particularités.
Les honoraires de ces professionnels suivent généralement une structure hybride : des frais fixes pour l’audit initial (entre 500€ et 2000€ selon la complexité du patrimoine numérique) et des honoraires proportionnels (généralement 1% à 3%) pour la valorisation et l’optimisation des actifs numériques substantiels. Cette tarification reflète la technicité requise et la responsabilité engagée dans la préservation d’un patrimoine souvent volatile et techniquement complexe.
L’émergence de cette profession témoigne d’une prise de conscience collective : notre identité posthume se construit désormais autant dans l’espace numérique que dans le monde physique. La gestion proactive de cet héritage digital constitue non seulement une nécessité pratique mais aussi une responsabilité éthique envers nos proches et notre mémoire numérique.
